Réveil du Maître des Lieux

Eogan sortit de sa cabane une bouteille à la main. Il avait bien dormi, mais comme d'habitude, il avait particulièrement faim.
Il passa sa main sur sa barbe naissante et passa sa langue sur ses dents. Il avait pas mal de boulot ces deniers temps, c'est fou ce que les gens peuvent décéder vite, un parpaing qui se détache, un faux pas sur les remparts du château, et voilà, un mort de plus.

- Et qui c'est qui doit tout nettoyer après, c'est bibi !" grinça-t-il en mettant sa pelle sur son épaule.

Il se mit à arpenter SON cimetière de long en large, tout en sifflotant entre ses dents une vieille ballade irlandaise. Il cherchait un coin de terre pour commencer à creuser. Le choix de l'emplacement était primordial et c'est quelque chose à laquelle il attachait énormément d'importance. En effet, des clients mécontents étaient déjà venus se plaindre à lui car leur tombe était trop près des cuisines ou pas assez au soleil. les morts de nos jours se plaignaient pour un oui ou pour un non.
Il trouva finalement ce qu'il voulait, un coin de terre pas trop difficile à creuser, et bien entouré. Le client serait satisfait.
Pour se mettre du coeur à l'ouvrage, il prit une longue gorgée d'alccol, cracha dans les paumes de ses mains et se mit à creuser en chantonnant

"Bill Lawgen et Marie Syer
Se sont mariés mardi dernier
Quand ils frent à la Mairie
Il ne savait pas d'où venait la robe de mariée
Elle ne savait pas le nom de son mari"

Il y eut un léger souffle d'air et un gros corbeau au plumage irisé se posa prés de lui.

-Encore du boulot pour toi, ricana le volatile d'un ton moqueur.

Il jeta un regard qu'on eût put qualifier de compatissant au trou qui s'agrandissait sous les coups de pelle du fossoyeur. L'Esprit sonda un moment les remous innombrables de sa mémoire et quelques images défilèrent derrière ses yeux.
Une bête histoire de glissade sur un balcon à demi effondré, une chute mortelle. Le bonhomme n'avait pas fait long feu.

Eogan regarga le corbeau qui s'était posé près de lui. Quand il était petit, il passait de longues heures à lui raconter ses malheurs et ses joies.
Aussi loin que pouvait remonter sa mémoire, le corbeau avait toujours été là, perché sur une tombe, ou posé sur le toit de sa maison. Pas un de ses souvenirs de ne comportait pas cette bestiole.
Le trou commençait à ressembler à quelque chose, il lui arrivait déjà jusqu'au cuisses. Le seul avantage qu'Eogan voyait à sa condition de vampire était que désormais, les travaux pénibles n'étaient plus qu'une broutille et creuser une tombe une vraie partie de plaisir.

" C'est à cause de toi qu'il est mort ce type ? C'est gentil de faire en sorte que je ne manque pas de travail Bestiole, mais essaye d'avoir la main un peu moins lourde la prochaine fois. J'en ai eu cinq à entrerrer lors de ta dernière fournée."

Même si cela sonnait comme un reproche, le fossoyeur avait un large sourire aux lèvres. Il avait toujours aimé le corbeau à l'humour grinçant. Et c'était une des rares personnes que se souvenait encore du temps ou il était encore un être humain. Ils leur arrivait encore de parler du bon vieux temps, et des jolies serventes de l'an de grâce 1604.

-On peut dire ça comme ça, fit le volatile d'un air penaud.

Il s'agita sur la croix, comme mal à l'aise.
En fait, le type avait eu juste peur de lui, et s'était précipité vers la première porte à portée de main, à savoir celle vers le balcon qui était à demi effondré et dont la pierre avait été rendue glissante par la pluie.
L'Esprit n'y pouvait rien si les humains étaient si impressionnables. Et puis, à bien y réfléchir c'était le Chapelier qui avait invité ces gens dans son manoir.
Donc c'était sa faute.

-C'est ça, reprit le corbeau en se lissant les plumes. C'est la faute au Chapelier.

Il s'interrompit en s'apercevant qu'il venait de penser à voix haute et lança un regard hilare vers le fossoyeur.

-Oh et puis quelle importance hein? Il est tout refroidi à présent.

Eogan se mit à rire franchement. Un grand rire sonore qui résonna dans tout le cimetière. C'était bien le genre du piaf ça.

- Tu rejettes la faute sur un autre hein ? Tu as raison après tout, ce n'est pas de ta faute si les humains s'arrangent toujours pour être au mauvais endroit au mauvais moment.

Il planta sa pelle dans le sol et reprit une gorgée d'alcool. La bouteille était déjà vide. C'était fou ce que ses résèrves d'alccol diminuaient vite ces derniers temps. Forcément, les visites se faisaient rares, et beaucoup des habitants "humains" du manoir semblaient avoir peur de lui.
Eogan se sentait seul, même les fantômes fuyaient sa présence ces derniers temps.

- Heureusement que tu es là volatile tu sais ? Je n'ai pas beaucoup de visiteurs en ce moment. A croire qu'ils on peur de moi. Pourtant, je n'ai encore jamais mangé personne...

Alors qu'il disait cela, un grand sourire dévoila ses longues dents blanches, qui ne se plongaient plus que dans le cou des rongeurs.

- J'ai composé de nouveaux morceaux avec la Tin Whistle, mais plus personne ne veux les entendre non plus. L'autre jour, j'ai entendu quelqu'un dire que le cimetière était hanté d'esprits maléfiques et que c'était ma musique qui les attirait là. Je n'ai pas bien vu qui avait dit ça, sans doute un nouveau venu, mais depuis, je n'ai plus de visites.

Le corbeau eut un grand éclat de rire rauque et battit des ailes.

-Mais le manoir tout entier est hanté d'êtres maléfiques, son propriétaire en est un lui-même! Ah vraiment "on" raconte n'importe quoi.. Et puis ce n'est pas faire honneur à ta musique que jouer pour les pierres et les morts en dessous.

Il se gratta pensivement le bout de l'aile.

-Qui n'entendent pas grand chose, d'ailleurs.

L'Esprit tordit sa petite tête sur le côté et le fixa d'un regard qui aurait presque pu paraître amical.
Il l'aimait bien, le fossoyeur. Un gars comme on en faisait plus. Contrairement à la plupart des vampires, ça n'était pas un de ces snobinards poudrés qui se pavanaient dans les salons du château en sirotant leur sang de vierge. Non, rien de tout cela.

-Tu n'as jamais songé à prendre un apprenti? Tu risques d'être débordé si ça continue comme ça. Le nombre de morts ne risque pas de baisser, avec ce qui se prépare.

Il ferma les yeux un instant. Tous ces corps couchés sous eux... Sa mémoire remua en flots épais. Il se souvenait de chacun d'eux, de façon plus ou moins précise.